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vendredi 15 août 2014

Biochimie cellulaire


Monsieur l’Administrateur,
Mes chers Collègues,
Mesdames, Messieurs,
1Ceux qui m’ont fait le très grand honneur de m’accueillir en cette illustre maison savent ce que représente pour leur nouveau collègue l’instant de ce premier enseignement.
2Stimulante, certes, mais combien redoutable est cette occasion où l’on tente non seulement de définir le courant d’une discipline, mais également de se dépeindre en quelque sorte à travers elle. C’est mettre à rude épreuve l’esprit de réserve et de doute qui anime l’homme de laboratoire, plutôt enclin à trouver dans le seul dialogue scientifique l’abri qui convient à sa démarche personnelle et à son moi. N’est-il pas guetté en cette circonstance par le danger d’un expressionnisme pouvant porter atteinte à cette sorte de retranchement psychologique, ce refus des contingences, dans lesquels le plus souvent il se complaît volontiers ?
3Un grand biologiste contemporain, auteur du livre Le hasard et la nécessité, n’écrit-il pas cependant, en prologue à son ouvrage, « que la modestie sied au savant mais pas aux idées qui l’habitent et qu’il doit défendre » ? Venant d’un de mes maîtres, comment ne serais-je pas fondé à trouver dans cette belle maxime un refuge et une justification ? Dans ce premier cours, je m’efforcerai donc de préciser certaines idées personnelles touchant à l’évolution historique de la biochimie ainsi qu’à ses perspectives, afin de dégager, ce faisant, le profil général d’un nouvel enseignement.
4Votre bienveillance, Monsieur l’Administrateur, celle des membres de l’Académie des sciences, la confiance que vous m’avez accordée, mes chers Collègues, l’amitié, enfin, et les conseils que vous avez bien voulu me prodiguer, cher François Jacob, cher Jacques Monod, font que m’incombe aujourd’hui une magnifique quoique bien lourde succession : celle de perpétuer, dans l’un de ses aspects, l’enseignement de la biochimie. Le vocable de biochimie est de création assez récente, décrivant un corps de doctrine et une technologie qui se sont lentement dégagés de la chimie organique et de la physiologie, voire de la médecine expérimentale. Aussi bien, est-ce par de nombreuses portes que la biochimie était, de fait, entrée depuis le siècle dernier au Collège de France. Sa démarche, qui ne se limite pas à l’analyse des principales composantes des organismes vivants, mais qui vise surtout à comprendre comment elles s’ordonnancent et s’intègrent, qui tente de lier les grandes fonctions du vivant à la réactivité chimique des corps, nous la sentons manifeste chez nombre d’éminents collègues qui nous ont précédés dans cette maison, et jusque chez Claude Bernard si l’on se réfère, par exemple, aux expériences et à l’enseignement du maître sur les agents toxiques, sur la fonction glycogénique du foie ou sur la digestion des glycérides.
5C’est en 1922, après la nomination d’André Mayer à la chaire d’Histoire naturelle des corps organisés, que l’enseignement d’une certaine chimie biologique vient, à travers l’étude de la nutrition, à émerger, sinon totalement, du moins assez nettement déjà, de celui de la physiologie proprement dite. On commence à penser en termes de mécanismes chimiques élémentaires davantage qu’en termes de fonctions de cellules ou d’organes. Mais il faut attendre 1948 pour que l’enzymologie et l’étude du métabolisme intermédiaire, langages de prédilection du biochimiste, acquièrent leur droit de cité avec la création d’une chaire de Biochimie générale et comparée qu’occupera, pendant plus de vingt ans, le professeur Jean Roche.
6Au cours d’une carrière qui vous a placé, Monsieur, parmi les grands biochimistes dont s’honore ce pays, vous avez accompli une œuvre que vous avez définie vous-même comme étant animée par deux objectifs : d’une part, l’étude des mécanismes chimiques dont peuvent disposer les êtres vivants à des fins métaboliques et, d’autre part, le contrôle sur des fondements quantitatifs des classifications zoologique et botanique, afin d’en éprouver le bien-fondé.
7Cinquante années d’une intense activité expérimentale, initiée chez les grands physiologistes Hédon et Terroine, vous ont permis ainsi qu’à vos éminents collaborateurs de faire à la fois œuvre de protéinologiste, d’enzymologiste et de physiologiste cellulaire. Vous me pardonnerez de ne pas retracer en détail une aussi prodigieuse carrière : elle justifierait, à elle seule, mon propos d’aujourd’hui. Les axes principaux de votre recherche sont toutefois connus de tous et ses résultats intégrés dans le patrimoine des grandes acquisitions de la biochimie générale contemporaine, qu’il s’agisse de vos travaux sur les pigments respiratoires, la thyroïde, les métalloprotéines ou les guanidinophosphates.
8Ces travaux ont eu un grand impact sur la chimie des protéines, la physiologie de l’iode et de ses récepteurs, mais aussi sur l’enzymologie fondamentale (ainsi qu’en témoigne, par exemple, la notion d’interchangeabilité des cofacteurs métalliques, étayée par vos recherches avec le Dr Thoai) ; ils représentent, enfin, une contribution des plus originales à la bioénergétique cellulaire et comparée.
9Avant tout métabolique d’inspiration, la biochimie que vous avez professée répond, comme c’était là votre souhait, aux préoccupations des physiologistes. Elle leur permet d’étudier sur des bases précises la coordination des mécanismes élémentaires dont la vie est l’expression. Embrasser la diversité des situations métaboliques pour mieux dégager les lois d’évolution, mais aussi les invariants propres aux êtres vivants, telle a été, je l’ai dit, votre démarche. Dès lors, si la biochimie que vous avez si puissamment contribué à développer se veut comparative, elle se veut aussi unificatrice. Elle conduit, en effet, à montrer qu’il existe entre les animaux ou les végétaux, quelle que soit leur place dans la classification de Linné, des similitudes biochimiques incontestables, traduisant comme le dit Florkin « l’unité de plan biochimique de leur organisation ».
10C’est à semblable effort de synthèse situé plutôt, cette fois, au plan des mécanismes de l’hérédité que tend à répondre la Biochimie cellulaire dont la chaire vient d’être créée et dont j’aimerais aujourd’hui préciser les objectifs.
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11Mais la science n’est pas ce « verger paisible » aux tracés réguliers, comme se plaisent à l’imaginer les épistémologistes ; elle ne se prête pas aussi facilement que le souhaiteraient certains à la classification d’Auguste Comte. Elle ressemblerait davantage à une « brousse » qu’il nous faut sans cesse défricher. Dessiner notre projet d’enseignant et de chercheur ne peut donc se faire ex abrupto, sans une réflexion sur le décours parfois sinueux de la biochimie et, partant, de nos concepts sur la nature même de la vie. Ainsi pouvons-nous espérer mieux nous situer à travers cette longue et passionnante, mais parfois bien laborieuse, démarche.
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12Un poète romantique a dit : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? » Cette vision intégriste qui unit les êtres et les choses, quel chemin ne marque-t-elle pas depuis Aristote et les premiers philosophes !
13Il est certain qu’à l’aube de l’histoire, la notion du vivant revêt un caractère mystérieux, que transcende une attitude religieuse ou métaphysique empêchant, voire refusant, toute recherche analytique sérieuse. Avant tout, le monde vivant objective une volonté divine, répond à une « mission ». À lui s’oppose le minéral, « sans âme » et « sans mission propre » autre que d’embellir un univers voulu pour l’homme par son créateur. Aussi, le moteur du vivant étant émanation du divin ne peut être, par postulat, qu’un fluide inaccessible à notre perception, hors des limites mêmes de notre raison. Cette croyance « animiste », qui veut que la nature du vivant diffère essentiellement de la nature des choses, se perpétuera très longtemps, habillée par les formulations les plus diverses. On trouve, cependant, dans l’œuvre d’Ambroise Paré, une intéressante définition de l’esprit vital, en ce sens qu’elle apparaît déjà quelque peu teintée de matérialisme. « L’esprit », dit en 1558 le premier chirurgien et valet de chambre du roi, « est une substance subtile, aérée, transparente et luisante, faite de la partie du sang la plus légère et la plus ténue afin que par icelle la vertu des facultés principales qui gouvernent notre corps soit conduite et portée aux autres parties pour faire leur propre action. » Pour notre homme, l’esprit est communément triple : « animal », « vital » et « naturel ». L’esprit « animal » est « mis et logé au cerveau, l’esprit « vital » est assis au cœur, et l’esprit « naturel » au foie et aux veines ». À quelques nuances près, Descartes, au xviie siècle, ne s’exprime guère différemment sur les esprits qui servent à animer et à faire vivre son « homme-machine ». Si d’aucuns se plaisent à y voir en filigrane le principe même des sécrétions internes, il reste que, même à l’époque de la Renaissance, le moteur des fonctions du vivant demeure essentiellement immatériel. Et pourtant, la pensée médiévale d’un Ambroise Paré — l’homme qui ruinera « les vertus de la licorne » — n’a rien d’infantile. On peut même dire que, dans son traité des Animaux, monstres et prodiges et dans son Introduction à la vraie connaissance de la chirurgie, Paré a réussi à jeter les bases d’une véritable technique expérimentale.
14Mais il ressort clairement qu’aucune intrusion de la démarche expérimentale dans l’étude du vivant n’est possible. D’une part, elle est considérée comme inutile puisque tout est expliqué. D’autre part, elle est condamnable puisque sacrilège. Ce cercle vicieux de la connaissance qui fait de l’homme médiéval le « procureur de Dieu » (pour employer le mot de Claude Gregory) ne peut être rompu qu’en posant comme nouveau postulat que le vivant et l’inanimé sont faits d’une même étoffe, régis par les mêmes lois. Or, si c’est la théorie cellulaire qui va préparer l’exploration analytique du vivant, c’est la chimie qui va poser le postulat de continuité entre les choses et les êtres. C’est de ce postulat même que naîtra la biochimie, discipline antivitaliste par définition. On sait comment Lavoisier conclut, vers 1780, que « les processus de fermentations vineuses obéissent aux mêmes lois quantitatives que les réactions chimiques ordinaires », et fonde le principe de la conservation qui établit, pour la première fois, un pont entre l’animé et l’inanimé, libérant la pensée humaine d’une des formes les plus contraignantes de fixisme. L’histoire nous apprend comment il en sera payé de retour !
15Paradoxalement, la pensée lavoisiériste contient en germe ce que notre collègue de Gennes définit, après Bachelard, comme une « anamorphose », c’est-à-dire une sorte d’extrapolation déformée par désir systématique de simplicité. En voulant forcer l’adéquation du vivant à la chimie organique, Berzelius, Wöhler et Justus Liebig vont, à leur insu, retarder la naissance de la biochimie moderne. Se fondant sur la démonstration par Wöhler que l’urée et d’autres corps considérés comme spécifiquement produits par les organismes vivants peuvent être synthétisés à partir de substances minérales, ils font justice, avec Lavoisier, de la force vitale en lui substituant le moteur tangible de la chimie organique. Mais les chimistes d’alors, comme jadis les défenseurs de la foi, se refusent à voir au delà même de leur dogme. De « procureurs de Dieu » ils deviennent « procureurs de la chimie et du matérialisme ». Pour eux, il n’y a plus de problème du vivant : le monde biologique est régi par les mêmes lois que celles qui gouvernent les réactions des corps en chimie ; il obéit strictement aux mêmes mécanismes que ceux de la catalyse, de l’oxydation ou de la réduction. Justus Liebig, véritable despote, tourne en dérision quiconque irait à l’encontre de ses idées et de son système. Tant est grande sa vision chimique du monde qu’il va, par exemple, jusqu’à dénier à la levure, considérée par lui comme quelque étrange réactif, le caractère d’être vivant. On ne sait s’il faut admirer ces incorruptibles de la science ou simplement sourire. « Le biologiste passe mais la grenouille reste », constate Jean Rostand dans une de ses expressions lapidaires dont il a le secret. À un objet d’étude près, la formule est valable.
16Pour émerger de ce simplisme, il faudra en effet que Pasteur, après Cagniard de La Tour, Schwann et Kutzing, démontre (je cite) que « la fermentation alcoolique est un acte en corrélation avec la vie et l’organisation des cellules de levure, et non avec la mort ou la putréfaction ; que ce n’est pas non plus un phénomène de contact, cas dans lequel la transformation du sucre s’accomplirait sans rien lui abandonner ni rien lui prendre ».
17Voici donc la levure rehaussée au niveau des organismes vivants, la fermentation reconnue comme un processus physiologique accompagnant la vie. Les bases du couplage entre catabolisme et croissance sont lumineusement jetées. Mais la biochimie n’existe pas pour autant. On continue à ne pas percevoir comment un processus lié au chimisme du vivant peut être corrélé avec la structure et le contenu même de la cellule. La théorie de la catalyse chimique ne peut donner à elle seule accès au code. Il manque un élément essentiel qui assure l’articulation de la cellule à son métabolisme.
18Dans une série d’expériences célèbres qui remontent à 1752 et dont l’importance n’a d’égale que le pittoresque, le grand physiologiste italien, l’abbé Spallanzani, voulant comprendre le mécanisme de la digestion, avait imaginé de nourrir de jeunes « coqs d’Inde » ou des oies avec des morceaux de viande de chapon « enfermés dans des récipients percés d’orifices ». Cette manipulation, et bien d’autres plus héroïques encore, l’avaient amené à conclure que le suc gastrique peut liquéfier les protéines. Ce fut, sans doute, la première observation en date de l’effet des enzymes, et Spallanzani découvrit ainsi la pepsine sans le savoir.
19Vers 1833, les travaux de Kirchoff et Dubrunfaut, ainsi que ceux de Payen et Persoz, établissent clairement l’existence de ferments, mais ces derniers sont considérés soit comme des « démons vitalistes », soit comme des artefacts liés à la mort ou au traumatisme cellulaire. Un peu plus tard, vers 1877, Traube commence à émettre l’idée que le pouvoir fermentaire de la cellule est dû à des agents endocellulaires de nature protéique.
20Il semble qu’à cette même époque, et pour reprendre les termes quelque peu imagés d’E. Roux, Pasteur « ait également essayé d’extraire le ferment alcoolique des cellules de levure en les broyant dans un mortier, en les congelant pour les faire éclater, ou encore en les mettant dans des solutions salines concentrées pour forcer le suc à sortir par osmose à travers l’enveloppe ». Malheureusement, la souche de levure utilisée par Pasteur était un variant à parois résistantes ! Il s’en est donc fallu de peu que le « père de la vaccination » n’ajoute les enzymes à la liste déjà longue de ses découvertes. Il reste qu’à cause de ces échecs Pasteur dira, en 1878, « qu’il ne voit pas la nécessité de l’existence des ferments ».
21Il faudra donc attendre 1897 et la fameuse expérience des frères Büchner sur l’extraction d’un principe reproduisant in vitro la fermentation alcoolique pour que commence à être admise sans équivoque l’importance du rôle des ferments dans la catalyse des processus chimiques chez les êtres vivants.
22Ainsi, entre le début de ce siècle et 1940, la biochimie va se confondre pratiquement avec l’enzymologie. Faire le répertoire des enzymes, affermir nos données sur leur diversité, leur comportement et leur structure, tels sont désormais les objectifs de cette science : la vie, il y a deux décennies, c’est donc avant tout une gigantesque combinatoire d’enzymes. Le concept qui transcende la biochimie d’alors c’est l’assimilation : on consomme de l’énergie à partir de substrats ; on convertit ceux-ci en métabolites, fabriquant ainsi les matériaux nécessaires à la charpente cellulaire. Mais, comme l’on sait encore peu de choses sur la charpente elle-même — en termes de molécules — l’accent est placé sur le catabolisme. La vie, c’est une dégradation bienfaisante. On ne s’exprime plus désormais qu’en termes de cycles, liaisons riches, liaisons pauvres, thermodynamique. La biochimie connaît alors un lavoisiérisme généralisé et florissant. Avec les travaux d’un Meyerhoff, d’un Krebs et d’un Lipmann, on est loin, il faut bien l’admettre, de l’« archée primitive », des esprits « animaux », des entéléchies et même du « vitalisme rénové » du grand Pasteur.
23Incidemment, cette vision thermodynamique du monde continue d’avoir de nombreux prolongements dans notre représentation actuelle du vivant. Ai-je besoin de rappeler ici les prodigieux débats sur l’entropie qui ont alimenté les esprits depuis le milieu du xixe siècle jusqu’à nos jours ?
24Ce problème ne fait qu’illustrer l’interrogation, d’ailleurs non assouvie, que posent les physiciens théoriciens sur la meilleure adéquation possible du monde biologique aux principes de la physique. L’évolution des systèmes vivants, l’analyse des structures dites « dissipatives », c’est-à-dire maintenues seulement grâce à un échange d’énergie ou même de matière avec le monde extérieur, et dont l’étude est abordée par des thermodynamiciens modernes tels que Prigogine ou Eigen, sont au centre de ces préoccupations.
25On sait aussi quel remarquable prolongement à notre connaissance des enzymes a été apporté par les travaux sur la structure tridimensionnelle des protéines et par la théorie des transconformations allostériques, qui démontre en quelque sorte que le pool d’enzymes dans une cellule ne constitue pas qu’un système de reconnaissance, au sens michaëlien du terme, mais qu’il représente aussi un formidable réseau intégré de communications. En effet, comme l’ont formulé Monod, Wymann et Changeux, bon nombre d’enzymes sont des protéines oligomériques dont la structure quaternaire implique un élément de symétrie, élément déformable par des ligands qui se trouvent être des chaînons terminaux d’un métabolisme. Ainsi est créée une branche nouvelle : celle de la cybernétique enzymatique.
26Mais faisons quelque peu retour en arrière en constatant que, si le milieu de notre siècle marque vraiment un tournant décisif dans l’étude du vivant, c’est avant tout parce que l’on commence à pressentir une unité dans le plan de fonction des objets biologiques. Les étapes de glycolyse d’une levure, la contraction musculaire, par exemple, admettent, à quelques nuances près, les mêmes intermédiaires réactionnels. Grandes similitudes générales entre le cycle des pentoses phosphates chez les hétérotrophes et les étapes métaboliques de la photosynthèse chez les autotrophes. On pourrait multiplier les exemples. La biochimie y gagne ses premiers titres de noblesse. Elle a fait franchir aux sciences de la vie un pas de géant, en substituant une démarche analytique précise et quantitative aux activités d’« archivistes éclairés » qui caractérisaient jusqu’alors les travaux des biologistes. Ce faisant, elle apporte un démenti à la définition que donnait Cuvier en 1808 des sciences naturelles, lequel s’exprimait à leur propos en ces termes : « Placées entre les sciences mathématiques et les sciences morales, elles commencent où les phénomènes ne sont plus susceptibles d’être mesurés avec précision ni les résultats d’être calculés avec exactitude... »
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27Pourtant, si dans la période d’après la dernière guerre la plupart des biologistes ont le sentiment d’avoir saisi le mystère profond de la vie dans l’énergétique et les enzymes, certains ne partagent pas pleinement cet optimisme. À ce nombre appartiennent ceux qui sont confrontés à ces singuliers objets, « ni anges ni bêtes », c’est-à-dire ni cellules ni simples cristaux que sont les virus. Parasites souvent létaux des cellules dans tout le règne vivant, découverts en 1898 par Bejerinck, redécouverts dans les bactéries par Twort et d’Herelle en 1915, et décrits sous le nom de « principes infectieux fluides », les virus renferment à côté des protéines ces mêmes substances que le Bâlois Misher avait caractérisées en 1868 dans le noyau des leucocytes morts et auxquelles il avait donné le nom de « nucléine » (plus tard remplacé par celui plus précis d’« acides nucléiques »). Pourquoi les acides nucléiques sont-ils de quelque manière associés à l’infectivité des virus ? Plus généralement, quels rôles peut-on leur attribuer dans l’économie des systèmes biologiques et, à l’extrême, quelle étrange relation d’interdépendance peut-on imaginer entre ces macromolécules et les protéines ? Ces interrogations, on le sent, touchent au cœur même du problème de la vie et de ses origines. Car, si la diversité des enzymes peut expliquer la diversité des êtres, quel est, dès lors, l’enchaînement causal qui explique à son tour l’origine de cette diversité ? Comment rendre compte de son maintien qui est une caractéristique moléculaire des espèces vivantes ? Le troisième souffle — celui qui vient après Lavoisier et après Büchner — c’est dans la génétique que la biochimie va le trouver. Désormais, le concept d’hérédité va supplanter celui de métabolisme. Ainsi, dès 1930, l’auteur du fameux ouvrage What is life ? qui aura une profonde influence sur l’adhésion des physiciens à la biologie, le savant autrichien Schrödinger, peut-il écrire que nos progrès dans la connaissance du fonctionnement des gènes devraient émerger de la biochimie, aidée de la physiologie et de la génétique.
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28Ce fut précisément ma chance de venir à la biochimie après la guerre, grâce à l’aide et à l’appui affectueux que m’apporta ma famille, et d’assister, modeste artisan, à cette remarquable convergence de la génétique, de la biochimie et de la physique d’où est née la biologie moléculaire. Ashbury a donné une assez bonne définition de cette biologie rénovée. Elle consiste, selon lui, dans la recherche — sous les aspects biologiques appréhendés à l’échelle des organismes — des correspondances que l’on peut saisir à l’échelle des molécules.
29La recherche de ces « correspondances » va conduire à examiner si, dans les propriétés des biopolymères dont ils sont formés, réside en fait la clé de l’apparent mystère inhérent aux objets biologiques : mystère ou plutôt « singularité », laquelle se ramène, comme l’explique Monod, à la « reproduction invariante », à la « morphogénèse autonome » et à l’« homéostasie ». L’intérêt va donc désormais se transposer de l’« enzyme catalyseur » à l’« enzyme macromolécule », de son mode d’action à sa genèse et aux facteurs qui la régulent. En choisissant la macromolécule comme système de référence, la biochimie va découvrir le formalisme qui lui permettra de se dégager suffisamment du physiologique et de son contenu empirique. De là, elle aura finalement accès aux équations des grands phénomènes de l’hérédité.
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30J’ai dit quelle avait été mon incomparable fortune pour avoir assisté, au sein de l’Institut Pasteur, à l’éveil de ce courant d’idées, puis à ses retentissants succès. S’il m’a été donné de prendre une part, pourtant bien modeste, à cette étonnante aventure qui a vu naître la double hélice, l’ARN messager, le code génétique, le répresseur, l’opéron, le réplicon, mais aussi le modèle tridimensionnel complet d’une protéine et l’allostérie, je le dois à des maîtres dont l’impact fut et demeure prestigieux. Comment exprimer ma dette à Jacques Monod qui, après mes débuts chez le professeur Michel Machebœuf, voulut bien m’accueillir et m’initier à la rigueur de la démarche moléculaire, mais aussi à celle, combien formatrice, de son raisonnement, de sa méthode et de son éthique scientifiques ? Comment définir ici ce que je dois aux idées et à l’exemple personnel, à la généreuse et profonde amitié de François Jacob et, par delà ces deux maîtres, au professeur André Lwoff ? La simple esquisse de leur œuvre et de sa portée suffirait à nourrir mon propos. Aussi, qu’on me pardonne si je me borne ici à ne rendre qu’un témoignage public de ma reconnaissance à ces très grands savants, artisans de ma candidature comme de l’honneur qui m’est fait aujourd’hui. Comme Darwin ou Pasteur, ils ont véritablement ajouté une très belle page au « livre de la nature ». La remarquable continuité de raisonnement et de découvertes qui imprègne leur œuvre, son lien logique, ne sont pas pour leurs disciples les moindres sujets d’émerveillement. Ce passage conceptuel des facteurs de croissance de la bactérie hémophile aux mutants biochimiques puis, de là, aux gènes de structure, aux mécanismes qui régissent leur expression, leur régulation ou leur réplication en apporte une preuve éclatante ! Je garde de ma vie au laboratoire, notamment entre 1955 et 1960, un souvenir que seuls peuvent comprendre et partager ceux qui furent mes amis et coéquipiers d’alors, d’ailleurs souvent aussi mes aînés et mes guides. Je songe ici plus particulièrement à Élie Wollmann, Georges Cohen, Melvin Cohn, Pierre Schaeffer, Alain Bussard, Adam Kepes et Raymond Dedonder. Ils savent, nous savons, quel climat d’intellectualisme, mais aussi de non-conformisme, de gaîté, d’amicales mais passionnantes polémiques, régnait à tout niveau, dans chaque couloir, chaque recoin et jusqu’à la salle de repas et au grenier confiné qui servit de quartier général au professeur André Lwoff et à ses deux éminents disciples. Faut-il conclure que le grenier est au chercheur ce que la mansarde est au poète ? Je me garderai de cette conclusion par trop romantique en notant, toutefois, que réside dans l’idée de « recherche en grenier » un élément digne de réflexion. Ma gratitude s’adresse également aux biologistes à qui je dois, à des titres divers, ma formation scientifique, qu’il s’agisse de mon premier maître, le professeur Machebœuf, qui m’apprit les secrets de la protéinologie, à Sol Spiegelmann et Rollin Hotchkiss qui m’enseignèrent la génétique, ainsi qu’à James Watson, l’un des pères de la double hélice, chez qui j’ai pu développer certaines recherches sur les ARN messagers.
31J’ai gardé de mes longs passages à l’Institut de biologie physico-chimique, puis à l’université de Paris VII, un impérissable souvenir, et les amis auxquels je suis redevable sont si nombreux que je ne puis ici en donner la liste. C’est une joie pour moi de leur exprimer ma gratitude. Comment ne pas faire mention, toutefois, de la longue et fructueuse collaboration qui lia pendant plusieurs années mes recherches à celles de Marianne Manago et de Roger Monier ?
32Enfin, est-il besoin de le préciser — tellement il apparaît évident aujourd’hui que la recherche ne peut plus être l’œuvre d’un seul — ma reconnaissance va à tous mes collaborateurs qui m’ont considérablement enrichi de leur expérience et de leurs critiques, ou m’ont soutenu dans les phases difficiles de ma carrière.
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33La révolution moléculaire en biologie se situe dans un cadre encore trop proche pour que nous en évaluions pleinement toutes les conséquences et en mesurions toutes les retombées. Le bilan s’avère considérable. Nous tenterons de le résumer en disant, quelque peu arbitrairement, qu’il comprend quatre volets : l’identification chimique du matériel héréditaire en tant qu’acide nucléique polymérisé, l’élucidation des structures des macromolécules biologiques, la preuve que la structure et la biosynthèse des protéines — en particulier des enzymes — sont gouvernées par des gènes spécifiques ; plus récemment, enfin, la découverte et l’analyse des circuits de régulation. Rarement courant de doctrines scientifiques s’est montré si rapidement fécond, si « conquérant » selon le qualificatif bernardien. La découverte de ces horizons nouveaux constitue, sans doute, l’un des événements les plus marquants de la science moderne, comparable au renouvellement que subit la physique en 1915. Mais c’est précisément dans la rapidité même des victoires acquises qu’il faut rechercher la cause d’un certain essoufflement. On peut, en effet, s’interroger sur ce que doit être désormais la vocation nouvelle de la biochimie ? Doit-elle faire sienne le constat de certains selon qui les grands problèmes de la vie sont résolus, les lois fondamentales trouvées, le contenu en mystère épuisé ? Est-ce le moment de dire qu’ayant déchiffré leur « pierre de rosette », les biochimistes piétinent, qui veulent poursuivre la recherche du fondamental plutôt que de s’intéresser aux problèmes actuels que posent l’économie et la santé publique ? Pareille question mérite qu’on s’y attarde avant de discuter ce que l’on veut faire.
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34Il nous faut d’abord faire la part de l’essoufflement intellectuel, somme toute inévitable, comme le remarque Bachelard, pour qui les forces psychiques en action dans la connaissance scientifique sont « confuses, essoufflées, hésitantes ». Que la biochimie accuse un certain fléchissement après une ère d’intense créativité — ce que G. Stent a appelé « l’ère romantique » — est, en fait, chose naturelle. Les « creux de vague » correspondent à un processus épistémologique courant et d’ailleurs nécessaire.
35D’ailleurs, la biologie moléculaire change graduellement ses objets d’étude sinon ses objectifs. Après l’extraordinaire engouement pour la cellule d’Escherichia coli ou le bactériophage, dû à l’impulsion de grands biologistes moléculaires tels Monod, Luria, Hershey, Delbrück, Stanier et bien d’autres, on assiste aujourd’hui à un attrait grandissant pour les organismes eucaryotes. Ceci place le chercheur devant un matériel que sa complexité rend parfois réfractaire aux technologies éprouvées dans des systèmes plus conventionnels, telle la bactérie.
36Tout ceci rend compte de ce que j’ai appelé l’état d’essoufflement, mais n’explique pas pour autant un phénomène plus profond et plus grave, à savoir un certain « désengagement » de la jeunesse étudiante et même des chercheurs vis-à-vis de la biologie moléculaire.
37Ici, il nous semble que s’imposerait une certaine analyse sociologique du problème, mais ceci risquerait d’allonger notre propos.
38Pénétrons plutôt davantage dans l’analyse du processus de désenchantement. La biologie moléculaire, en voulant trop bien faire, n’a-t-elle pas quelque peu desséché notre représentation du monde ? Comme le remarque François Jacob, le fait d’« avoir reconnu l’unité des processus physico-chimiques au niveau moléculaire a mis un terme au vitalisme ». On peut certes s’en réjouir. Mais ne faut-il pas reconnaître avec notre collègue que, du même coup, « la valeur opératoire » du concept de vie n’a fait que se diluer et son pouvoir d’abstraction que décliner » ? Or, dépouillée de son contenu en mystère, la démarche de l’homme de science ne représente plus qu’une combinatoire de techniques. Elle s’écarte de la recherche pure, laquelle est un art et suppose un défi. Ce qu’il convient donc de faire c’est poser au chercheur un nouveau défi. Quel peut être, de nos jours, ce défi pour un biologiste cellulaire ou un biochimiste ? Pour cela écoutons l’auteur de La Logique du vivant : « Ce que l’on parvient difficilement à se représenter, c’est la suite des événements qui ont conduit de l’organique au vivant, c’est-à-dire l’apparition d’un système intégré, si primitif soit-il, l’origine d’une organisation capable de se reproduire, même mal, même lentement. » En termes simples, comment la vie est-elle apparue sur notre planète ?
39Or, si la biochimie doit tenter d’analyser les parties dont sont constitués les objets vivants, de préciser comment ils fonctionnent, ne doit-elle pas expliquer aussi ce passage de l’organique au vivant ? Si j’avais, pour ma part, à miser sur l’avenir, je me prononcerais donc pour une chimie du « prébiotique ». Tel sera, du moins, l’un des aspects de l’enseignement que je voudrais tenter de réaliser en cette maison. Mais semblable profession de foi appelle, de toute évidence, quelque éclaircissement.
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40Si Darwin et Pasteur ont, par des démarches dissemblables, fait justice des théories spiritualistes sur l’origine du vivant, ils n’en ont pas moins placé dans une impasse le problème des origines mêmes de la vie. Puisque dans notre biosphère la vie est une dérivée constante de la vie, comment expliquer son apparition, sinon en invoquant une discontinuité dans ce cycle immuable de dépendances, c’est-à-dire en postulant un passage de l’inorganique au vivant ?
41Il faut, cependant, attendre la naissance de la biochimie, dans les premières années de ce siècle, pour qu’une formulation précise et raisonnable de la biopoïèse primitive nous soit proposée avec les hypothèses du Soviétique Oparin et de l’Anglais Haldane. Dans son essence, la théorie Oparin-Haldane postule que, si la génération spontanée est impossible sur notre planète, elle est non seulement plausible, mais hautement probable, dans des conditions atmosphériques différentes de celles qui prévalent actuellement, c’est-à-dire en l’absence d’oxygène moléculaire. On sait sans doute comment cette théorie s’est trouvée renforcée par les expériences de Miller, en 1953. En soumettant à l’excitation électrique des mélanges d’ammoniaque, de méthane et de vapeur d’eau, Miller a pu démontrer la formation de molécules organiques définies, éléments universels des principaux biopolymères qui constituent le moteur et la charpente des organismes vivants.
42Mais comment passer de ces éléments simples, formés dans l’hydrosphère, ou la « soupe primitive », aux systèmes que nous reconnaissons comme possédant aujourd’hui les caractéristiques des êtres vivants ? Comment, aux premiers âges, dans ces « niches écologiques » dont on a postulé l’existence, l’ordre s’est-il introduit dans la séquence des monomères pour former les hétéropolymères primitifs, substratum originels de la cellule, et comment cet ordre une fois établi s’est-il perpétué ?
43Cette question en recèle à son tour bien d’autres. Mais l’une des plus pressantes, cependant, est bien de savoir, comme le dit Jacob, lequel des polymères nucléiques ou protéiques a droit à l’antériorité, et comment on est passé du premier au second ? C’est là le problème de l’origine du code génétique, probablement la clé de l’origine de notre monde. Sur ce point, il convient de mentionner d’intéressantes données, dues à notre collègue François Chapeville, qui sont peut-être génératrices d’une voie nouvelle dans la manière d’appréhender l’évolution des macromolécules. Elles montrent en effet que l’extrémité terminale des ARN de nombreux virus végétaux ressemble, à s’y méprendre, à la séquence de certains ARN de transfert. On peut ainsi se demander quelle trame évolutive relie une molécule, servant déjà de messager et de matrice de réplication, à un polymère (l’ARN de transfert) dont la fonction principale est d’agir comme un adapteur d’acide aminé. Plus généralement, les recherches récentes révèlent certaines particularités fonctionnelles des ARN de transfert qui permettent d’entrevoir ces molécules sous un éclairage différent. On en connaissait déjà les fonctions comme agents de décodage dans la traduction. Or, il apparaît que ces polynucléotides peuvent également servir de co-répresseurs, d’inhibiteurs ou d’activateurs allostériques, voire d’amorceurs spécifiques dans la réplication. Si l’on réalise que ces petites molécules admettent de surcroît une structure tridimensionnelle assez complexe, on peut remarquer avec Crick que les ARN de transfert se rapprochent, sous bien des aspects, des polymères protéiques, et s’interroger sur le problème d’antériorité évolutive qui a été précédemment évoqué.
44De fait, le jour n’est plus si loin, je pense, où le biochimiste fabriquera en laboratoire une macromolécule, ou un complexe de macromolécules autoreproductibles, capables de se développer selon un programme élémentaire et disposant de mécanismes homéostatiques et de boucles de régulation leur garantissant un équilibre de survivance dans notre biosphère. Certaines expériences de Spiegelman sur la fabrication in vitro des variants du phage Qβ, qui diffèrent du type parental par des modalités entièrement nouvelles de réplication, illustrent assez bien ce que l’on peut attendre de ces « tentatives néo-darwinistes ». En d’autres termes, l’avenir paraît proche où l’on obtiendra, grâce à la chimie appliquée aux acides nucléiques et aux protéines, une sorte d’objet qui méritera sinon le nom de cellule, du moins celui d’« organisme ».
45Il faut rapprocher de ces tentatives qui visent à expliquer l’origine informative des macromolécules celles qui cherchent à modifier, par la chimie, les caractéristiques mêmes des systèmes génétiques actuels. Il ne s’agit plus cette fois-ci de « mimer in vitro l’évolution moléculaire », mais de changer, par usinage chimique, les propriétés ontogéniques, voire phylogéniques des systèmes biologiques existants. On assiste, en effet, à une convergence remarquable de la chimie des biopolymères, de la virologie et de la génétique. Les chimistes savent, par exemple, depuis quelque temps, synthétiser un gène à partir de ses éléments, les désoxynucléotides. Ils peuvent aussi, par le jeu d’enzymes appropriés, le souder artificiellement à un chromosome étranger, le transposer en une séquence d’acide ribonucléique, retranscrire à l’envers le produit obtenu grâce à des enzymes récemment découverts chez certains virus cancérigènes. Ces réalisations récentes, dues aux progrès de ce que l’on peut considérer comme une certaine forme du génie biochimique, illustrent avec quelle virtuosité on peut désormais « moduler » le clavier des molécules. Ainsi, il deviendra possible, dans un avenir très proche, d’accoler le gène d’une bactérie, d’un bactériophage ou d’un plasmide au chromosome d’une cellule animale ou végétale. Un bactériophage porteur de gènes adéquats corrigera les déficiences métaboliques d’une cellule animale, un virus cancérigène sera désormais étudiable au sein d’une bactérie, de nouveaux caractères phénotypiques utiles pourront être perpétués de manière stable grâce à ces « chimères » de chromosomes introduites dans le cytoplasme par le biais de la « transfection ».
46Dans Inquiétudes d’un biologiste, Jean Rostand, analysant ce type de démarche, en pèse avec sagesse et clairvoyance le pour et le contre. D’un côté il s’exprime en ces termes : « Si persuadé que je suis qu’on se dirige vers un tel futur, et tout en acceptant avec une large part de moi-même l’entreprise qui doit élever notre espèce, je ne puis me défendre d’un peu de malaise en voyant s’esquisser ce monde gouverné par la biologie et la chimie, où le meilleur de l’homme sera voulu, prévu, calculé, où le talent, le don, la charité, la vertu seront obtenus à volonté par des artifices techniques. » Mais le même Rostand ne dit-il pas aussi qu’« attendre d’en savoir assez pour agir en toute lumière c’est se condamner à l’inaction » ? Ce débat est très significatif et très ancien ; on trouvera parmi les hommes de science (et les hommes tout court) autant d’interventionnistes que de préservationnistes, ces derniers pensant qu’il ne faut pas modifier le cours normal de la sélection. J’ai l’humble sentiment que la vérité se situe à mi-chemin de ces deux attitudes. Mais mon propos est beaucoup plus d’analyser aujourd’hui, paraphrasant Renan, « ce qui est en train de se faire » en biochimie que de porter sur ces questions un jugement de valeur. Comment d’ailleurs en aurais-je qualité ?
47Mais, si l’étude des origines de la vie demeure, à mon sens, ou redevient l’une des démarches essentielles — presque l’une des missions premières — de la biochimie, il n’est que trop évident que le fonctionnement de ces « objets singuliers » que sont, selon Monod, les êtres vivants, continue à poser un grand nombre de problèmes tant au plan de l’appliqué que du fondamental.
48Très schématiquement, on voit se dessiner plusieurs vocations ou courants. Certains visent à consolider notre représentation physico-chimique de l’usine cellulaire. D’autres, dans une recherche pour une meilleure adéquation aux situations physiologiques, tentent d’explorer les mécanismes de différenciation et de communication.
49Pour terminer, j’aimerais donc développer brièvement ces notions, dont certaines serviront de fondement à mon enseignement.
50Poursuivre l’exploration de l’usine cellulaire s’avère plus que jamais indispensable. La biologie moléculaire, venant après la biochimie métabolique, nous fournit des principaux phénomènes biologiques une explication cohérente. Elle le fait en termes de séquences événementielles, montrant notamment dans quel ordre topographiqueet chronologique les macromolécules interagissent entre elles ou avec leurs ligands. En revanche, elle ne nous renseigne que très imparfaitement — ou superficiellement — sur les mécanismes en cause. Ainsi manquons-nous de données sur la cinétique rapide des événements accompagnant l’interaction des macromolécules, sur les changements conformationnels réciproques qui la caractérisent, ou sur la nature des forces physiques impliquées. En d’autres termes, la biologie moléculaire se cantonne encore trop souvent dans l’analyse descriptive et se satisfait d’approximations. Prenons un exemple : nous savons qu’il existe des opérateurs et des répresseurs, mais nous ne comprenons qu’imparfaitement les règles qui régissent leur interaction. Autrement dit, comment une protéine capable de former avec sa cible un complexe dont la constante de dissociation avoisine 10-12 est-elle capable de reconnaître une séquence de vingt paires de bases parmi les quelque cinq millions dont l’ensemble constitue le chromoïde d’une bactérie, le tout dans des limites de temps extrêmement courtes ? Ce manque de compréhension ne tient pas qu’à une connaissance encore imparfaite de la chimie des macromolécules, mais aussi à l’ignorance dans laquelle nous sommes des mécanismes permettant le mouvement de la protéine de l’ADN, ou encore, et surtout, des règles qui font que telle paire de bases se trouve en regard d’un radical défini dans la portion de la chaîne polypeptidique du répresseur. Quelques voiles, il est vrai, commencent à être levés. Ainsi, la séquence colinéaire de certains opérateurs a pu être établie, la portion de la séquence primaire du répresseur qui interagit avec sa cible opératrice a été précisée (grâce à l’analyse de répresseurs modifiés par mutation). Il reste que le tableau est très incomplet et que notre représentation physico-chimique des effets exercés par une protéine régulatrice sur un gène est des plus fragmentaires, en termes de cinétique rapide.
51Nous pourrions multiplier les exemples, mais on peut dire qu’en règle générale, si nous percevons qu’il existe un « code de reconnaissance » entre un acide nucléique et une protéine, nous ne parvenons pas encore à en comprendre les règles.
52Le problème de l’interaction des protéines et de leurs ligands a reçu de nombreux traitements cinétiques. Il est cependant très difficile d’accès, au plan structural, à la fois pour les raisons qui viennent d’être évoquées et parce que les intermédiaires réactionnels ne pourraient être engendrés et survivre qu’à des températures cryogéniques, dans des milieux artificiels fluides ayant des constantes diélectriques appropriées. En adaptant les techniques de cinétique rapide à des conditions établissant de très basses températures, on devrait être à même d’en déduire plus que les « temps de relaxation » caractéristiques, mais également, comme le pense P. Douzou, des informations sur la nature et la structure physique fine des intermédiaires enzyme-substrat qui en sont à l’origine.
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53À côté de cette voie d’approche qui emprunte, pour une très large part, à la physico-chimie, se situe la démarche génético-physiologique qui s’intéresse à la dynamique évolutive des cellules, à la fois sous l’angle de leur différenciation et de leurs interactions. On pourrait ranger cet ensemble sous le nom de « biochimie du développement ».
54Quelle est la nature du programme génétique inscrit dans la chromatine et comment ce programme est-il exprimé au cours du développement embryonnaire ou de la différenciation des cellules somatiques ? Pareille question constitue l’un des défis parmi les plus exaltants et les plus difficiles que la biochimie contemporaine tentera à coup sûr de relever.
55L’ADN des eucaryotes apparaît aujourd’hui d’une formidable complexité : on y décèle des motifs séquentiels amplifiés, des satellites, à côté de régions comprenant des arrangements de gènes ou séquences uniques comme chez les bactéries. On est toutefois loin de comprendre la raison profonde de cette diversification. Ainsi échappe l’explication d’un étrange paradoxe, qui veut que le noyau renferme beaucoup plus d’ADN qu’il n’en serait requis pour assurer, au plan informationnel, la diversité des types protéiques existant par exemple dans une cellule animale. Une énigme plus grande encore s’attache au rôle des très nombreuses protéines entrant dans la constitution de la chromatine, qu’il s’agisse d’histones ou d’éléments à plus faible point isoélectrique.
56Le problème de l’organisation des populations cellulaires et de leur communication est directement lié au précédent. Il y a plusieurs manières de communiquer pour les cellules : par contact direct ou par l’entremise du système nerveux et des hormones. Or tous ces phénomènes ont un dénominateur commun : la membrane. Ses propriétés physico-chimiques sont encore mal connues, car leur étude appelle une technologie particulière, propre aux systèmes pluri-lamellaires hydrophobes. Les processus de perméation demeurent, au plan moléculaire, d’une grande complexité. Et pourtant, la membrane est pour une cellule presque aussi importante que le gène : véritable centrale pour la réception des multiples signaux qui régulent la bipartition, la réplication, le mouvement, l’organisation tissulaire, la sécrétion, l’émission des potentiels d’action, la sensibilité ou la résistance à de nombreux virus, aux anticorps.
57Enfin, c’est par l’analyse des membranes au niveau moléculaire qu’une percée importante a pu être réalisée dans l’exploration de l'« ordinateur cérébral ». Le mécanisme ionique de propagation du potentiel d’action a été, pour une large part, élucidé, mais surtout, le récepteur macromoléculaire de l’un des plus importants médiateurs chimiques, l’acétylcholine, a été isolé in vitro par Changeux et ses collaborateurs. Les propriétés élémentaires des cellules excitables, telles que le potentiel d’action ou la sensibilité à un agoniste, se retrouvent au niveau de ces récepteurs purifiés. Ceci laisse à penser que certaines propriétés du système nerveux pourraient se réduire, dans un avenir proche, à des propriétés moléculaires simples.
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58J’ai essayé d’expliquer, dans ce survol, quelques-uns des grands courants d’idées qui se manifestent en biochimie cellulaire. Certains d’entre eux, auxquels nous lie notre recherche, inspireront notre enseignement. Un accent particulier sera mis sur les mécanismes de réplication et d’expression génétiques. Ceci inclura, certes, des situations classiques, mais dont les facettes deviennent de plus en plus complexes et de plus en plus riches à mesure qu’elles sont mieux appréhendables au plan des organismes eucaryotes. Mais nous nous intéresserons, dans le même contexte, à cette biochimie un peu fictionniste qui se penche sur l’origine et l’évolution des macromolécules et dont l’objet, certes ambitieux, est de comprendre ce « saut » de l’inorganique à l’organique puis au vivant, dont j’ai déjà parlé. Nous porterons également notre attention sur les mécanismes biochimiques élémentaires de la régulation génétique, puis sur un problème illustrant l’intégration de ces mécanismes, qui est celui de la différenciation cellulaire. La biochimie de la chromatine sera ici au centre de nos préoccupations.
59En étudiant par ailleurs diverses questions qui touchent à la structure moléculaire et au développement des axones, ainsi que du réticulum sarcoplasmique ou de l’appareil contractile des systèmes myogéniques, nous tenterons d’illustrer certaines manifestations de processus de communications intercellulaires. Nul doute que cette démarche, allant de la molécule et des organelles aux ensembles intégrés, ne soit lente et semée d’embûches. Mais c’est l’une des marques parmi les plus originales de cette institution que de se garder des programmes rigides ou des constructions monolithiques, et de permettre à ses membres de déborder les strictes limites de l’enseignement qu’elle leur a confié, laissant libre cours à la recherche de nouvelles articulations interdisciplinaires, à l’inspiration thématique découlant des recherches elles-mêmes. Aussi sera-t-il davantage question de communiquer le fruit de nos observations, de nos doutes comme de notre enthousiasme, que de transmettre une science acquise. Notre rôle sera donc bien souvent de faire le point de notre ignorance. Mais j’aimerais ici reprendre à mon compte une remarque d’André Lwoff : « L’inquiétude est l’une des composantes du caractère du chercheur. La foi est une autre composante. Et chacun sait que le mélange d’inquiétude et de foi est, en certaines proportions, explosif. » Qu’il me soit permis de conclure en disant que nul autre cadre que ce Collège ne pouvait mieux convenir à l’enseignement de la biochimie cellulaire, discipline-carrefour aux frontières souvent indécises, science en plein développement dont nous avons évoqué les crises comme les espérances, science d’application autant qu’élément essentiel de notre philosophie du monde. Puisse donc cet enseignement être avant tout l’occasion d’un vivant dialogue avec mes collègues comme avec tous ceux qui me feront l’honneur de venir m’écouter.



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