Dans cette ville de la Silicon Valley, onze lycéens se sont donné la mort en six ans. Des drames qui révèlent les souffrances des adolescents de cette communauté d’élites.
En cette matinée du lundi 9 mars, comme tous les matins, Ryan Reed, 17 ans, se rend à son lycée de Palo Alto à vélo. En franchissant le passage à niveau du Caltrain, le train qui longe son école et relie San Francisco, au nord, à Gilroy, au sud, coupant à travers la Silicon Valley, il remarque des caméras de télévision et des voitures de police le long des voies. Le train roule à vitesse réduite, ce qui n’est pas normal en heure de pointe. Lorsqu’il arrive à l’école, il comprend immédiatement qu’un drame vient de se produire. Un élève de son lycée s’est suicidé quelques heures plus tôt, en se jetant sous le train. Dans les couloirs, « des étudiants en pleurs sont en train de se faire consoler par des professeurs et leurs amis. La scène est horrible, surréaliste », décrit Ryan Reed.
Cette scène, les lycéens de Palo Alto l’ont vécue trop de fois. Qingyao Zhu, l’adolescent de 15 ans qui a mis fin à ses jours au petit matin du 9 mars est le deuxième lycéen de la ville à s’être suicidé cette année. Dans une vidéo réalisée en sa mémoire et postée sur YouTube, un ancien camarade de classe le décrit comme « un garçon discret qui travaillait dur à l’école, mais aimait s’amuser. Il aimait entre autres le football, les dessins animés et les Pokémon. » La vidéo compile des images de « Byron », son surnom, en train de jouer au foot pour son équipe des Palo Alto 99B White : « J’espère que cela va montrer que tu n’étais pas simplement une autre victime, mais une personne à part entière avec un cœur, une famille et des amis. Merci pour tout Byron. Perdu mais pas oublié. »
En six mois, ce sont quatre élèves des deux lycées publics de la ville, Palo Alto High School (surnommé « Paly ») et Gunn High School (ou Gunn), qui se sont donné la mort. En six ans, ce chiffre s’élève à onze, dont cinq entre mai 2009 et janvier 2010. Dans près de 90 % des cas, les adolescents se sont jetés sous le Caltrain. Sans parler des tentatives qui n’ont pas abouti : rien qu’entre août 2014 et avril 2015, 52 élèves du lycée Gunn ont dû être hospitalisés ou placés sous traitement du fait de « sérieuses idées suicidaires ». Derrière le vernis doré de Palo Alto, berceau de la Silicon Valley où vit l’élite de la société américaine, se cache une sombre réalité : celle d’une ville où le suicide d’un adolescent est trop souvent réduit à un simple numéro. Les suicides « sont presque devenus une routine », commente Danielle, élève à Paly. « Je sais comment chacun de mes professeurs va réagir lorsque cela se produit, et je trouve cela tragique. »
« Nuage toxique » du système éducatif
La presse locale puis nationale s’est largement fait l’écho de ces drames, tentant de les expliquer. Qu’est-ce qui pousse un adolescent à mettre fin à ses jours ? Qu’est-ce qui pousse onze adolescents de la même communauté à décider que la vie ne vaut plus d’être vécue ? Chacun y va de sa propre interprétation : les uns blâment la pression académique, les autres fustigent les parents, ou bien les professeurs, les derniers rappelant que certains de ces élèves souffraient de maladies mentales. La vérité, comme souvent, est plus complexe, chaque cas est particulier. « Le suicide est un acte extrême, qui se produit très rarement. Il est très difficile de comprendre pourquoi quelqu’un se suicide. La réalité, c’est qu’on a beaucoup de mal à comprendre pourquoi une personne va se suicider, alors qu’une autre, qui présente les mêmes facteurs de risques n’empruntera jamais cette voie », explique Anna Mueller, sociologue spécialiste du suicide chez les adolescents.
Lire l’entretien avec les sociologues Anna Mueller et Seth Abrutyn : « Savoir qu’un proche a fait une tentative de suicide bouleverse le monde d’un adolescent »
A Palo Alto, le débat s’est rapidement focalisé sur la pression scolaire. De nombreux adolescents et parents de la ville de 66 000 habitants ont dénoncé les trop longues heures de devoirs après les journées de classe, les examens qui s’enchaînent et le culte de la performance. Ces quinze dernières années, « un nuage toxique s’est formé au-dessus de l’école, rendant la vie au lycée difficile », analyse Marc Vincenti, ancien professeur d’anglais à Gunn aujourd’hui à la retraite et à l’origine, avec une lycéenne de la ville, d’un projet qui veut changer le système scolaire. Savethe2008 (« Sauvez les 2 008 », en référence au nombre d’élèves et professeurs de Gunn), s’attaque en six points aux sources du « nuage » auquel il fait référence : du trop-plein de devoirs à l’effet nocif des téléphones portables, en passant par la tricherie omniprésente (certains parents sont prêts à tout pour que leurs enfants soient les meilleurs, même à payer des professeurs particuliers, en général des étudiants, afin qu’ils écrivent leurs dissertations). Marc Vincenti présente ses propositions depuis huit mois au comité municipal chargé de l’éducation. A ce jour, il n’a eu aucun retour.
Du côté de l’administration, Ken Dauber admet que les changements dans le système éducatif tardent à se mettre en place. Des réformes réclamées à la suite de la vague de suicide de 2009 commencent à peine à voir le jour, et ce en partie en raison de la deuxième vague de suicides de cette année. « Nous avons augmenté les budgets alloués à la santé mentale dans nos établissements, ajouté des conseillers à la disposition des élèves, interdit les heures de classe commençant trop tôt », détaille ce salarié de Google de 52 ans, membre du comité municipal pour l’éducation, qui vit à Palo Alto depuis quatorze ans. Avant cela, les journées de cours pouvaient commencer à 7 h 20 au lieu de 8 h 25. « La question des devoirs à la maison est désormais prioritaire, et pas seulement à cause des suicides. Les études montrent que trop de devoirs n’aident pas à l’apprentissage. Tout comme d’autres recherches montrent que les classes commençant trop tôt le matin ne sont pas bénéfiques : les élèves ont besoin de dormir ! »
Au-delà de la seule question de la pression scolaire, les récentes tragédies ont mis en lumière un déséquilibre plus global. « J’ai adoré grandir à Palo Alto, mais j’aimerais que certains aspects puissent être améliorés. Les gens devraient se focaliser davantage sur leur bien-être actuel, plutôt que futur. L’argent ne devrait pas être la seule mesure du succès », raconte Natalie Snyder, qui s’apprête à entrer en dernière année de lycée à Paly.
Reproduction de l’excellence
Ici, comme dans beaucoup de communautés similaires à travers le pays, les parents ont été éduqués dans les écoles les plus prestigieuses, lesquelles leur ont donné accès à des carrières brillantes leur permettant de maintenir à un niveau de vie élevé ou d’y accéder, et ils veulent que leurs enfants reproduisent ce parcours. Or, d’excellents résultats académiques ne suffisent pas. Pour accéder aux universités les plus réputées (comme Stanford, Yale, Harvard ou Berkeley), il faut aussi être le meilleur de son équipe de foot, jouer parfaitement d’un instrument, faire du bénévolat... Ces établissements recherchent un élève excellent au profil original.
Les lycéens accumulent donc les activités extrascolaires afin d’améliorer leur dossier de candidature. Beaucoup mettent d’ailleurs en place une véritable stratégie : « Entre 15 et 18 ans, tout ce que tu fais est motivé par l’université », résume Theo Zaharias. A 18 ans, il s’apprête à boucler ses années lycée et à entrer à l’université George Washington, sur la côte est, dont il arbore fièrement le sweat-shirt blanc frappé de lettres bleues. Bon élève, il pense que le brevet de pilote d’avion qu’il a passé en parallèle de son cursus scolaire a largement contribué à lui faire gagner sa place dans cette université privée.
De son côté, Carolyn Walworth, 17 ans, travaille depuis qu’elle a 14 ans à temps partiel dans un cabinet d’avocat, en plus de son emploi du temps de lycéenne, des cours de niveau universitaire qu’elle suit et de son activité de représentante des élèves de Palo Alto auprès de la municipalité. « Je pensais que commencer à travailler dès cet âge-là me permettrait de me différencier des autres étudiants », confie-t-elle à la terrasse d’un café en face de Paly. A son arrivée en première année de lycée, elle n’avait qu’un seul objectif en tête : entrer à Stanford, situé de l’autre côté de la route. « C’était la seule école qui allait me rendre heureuse. » Aujourd’hui, elle a revu ses ambitions, mais son stress n’a pas diminué. Elle avoue craquer nerveusement « environ une fois par semaine » : « J’ai parfois le sentiment d’être en échec parce que je n’arrive pas à tenir le rythme, alors que j’ai l’impression que les autres élèves y arrivent. A Palo Alto, on passe notre temps à essayer d’être meilleur que les autres. » Au lieu de le passer à grandir.
« Réduits à notre bulletin de notes »
Adam Strassberg, psychiatre et père de deux enfants scolarisés à Palo Alto, observe que la culture de la compétition est telle que les enfants ne sont pas habitués à s’écouter : « Ce que je vois, c’est qu’il y a de plus en plus de travail scolaire, de plus en plus d’activités extrascolaires et de moins en moins de temps libre pour se relaxer, socialiser et se développer dans d’autres directions. » Florence de Bretagne vit à Palo Alto depuis dix ans avec son mari et ses deux enfants. Cette ancienne parisienne ne tarit pas d’éloges sur la mentalité américaine. Ici, « tout est possible », assure-t-elle. En revanche, cette artiste peintre dont le mari travaille dans la high-tech n’adhère pas totalement au mode de vie de la Silicon Valley. « En tant que maman, je reste assez française dans mon éducation. Ici, vouloir le meilleur pour ses enfants passe par le fait de vouloir contrôler beaucoup de choses. Je pense qu’on ne laisse pas suffisamment aux enfants le temps d’être insouciants, de vivre dans l’instant présent. »
Et Palo Alto n’est pas une exception. Ces dernières années, beaucoup de communautés similaires, où les adolescents sont promis à des carrières brillantes et très lucratives, ont traversé les mêmes drames. Dans la banlieue de Washington DC, la capitale des Etats-Unis, trois élèves se sont suicidés entre septembre et novembre 2014 ; au Massachusetts Institute of Technology (MIT), six étudiants se sont donné la mort ces quatorze derniers mois. « Le problème ne vient pas de notre communauté, mais plutôt du “culte de l’université”, qui nous réduit à un bulletin de notes », estime Ariya Momeny, 17 ans, élève à Paly.
Ryan Reed continue d’aller au lycée à vélo, et à franchir tous les matins le passage à niveau du Caltrain. Selon lui, combattre les suicides passe par une remise en question « complète » du culte de l’excellence qui règne à Palo Alto. Enfin, presque, car l'excellence est aussi une fierté... « Placer haut la barre est une bonne chose – c’est ce qui fait de Paly et Gunn des établissements exceptionnels, avec de si brillants étudiants. Les parents et les professeurs doivent continuer à encourager les élèves, sans les briser. » Pourtant, est-il possible d’améliorer le bien-être des lycéens sans changer le système ? C’est la question à laquelle est confronté ce microcosme qui hésite à se réformer en profondeur, tant Source: Le monde
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