En ce
milieu du mois de mai nous voici à plus de quatre mois depuis le début de la
pandémie au coronavirus (le SARS-CoV-2) dans le monde avec déjà près de 5
millions de cas confirmés et presque 400,000 décès dus à ce virus[i]. En Haïti,
on est entré dans l’évolution de cette pandémie dans la phase accélérée
qui survient généralement dès l’approche de la 8e semaine épidémiologique. Des
modèles de prévision ont, en effet, évoqué pour le pays à partir de cette
période un éventuel début de catastrophe et d’hécatombe pour aboutir à des
centaines de milliers de cas confirmés associés à milliers de décès imputables
à la Covid-19 pour reprendre, entre autres, les chiffres prédits par les
modèles des universités de Cornell et Oxford cités par le Dr William Pape.
Force est de constater que les statistiques officielles ne rapportent jusque-là
que moins de 600 cas pour une vingtaine de décès. La République Dominicaine
(RD) avait, en effet, déjà rapporté au cours de cette 9e semaine
épidémiologique des statistiques tendant vers 8,000 cas confirmés et 350 décès
[ii]. Sous réserve de notre capacité limitée à dépister à grande échelle, il
est important de questionner l’état actuel de notre système sanitaire devant
mesurer et répondre à cette catastrophe annoncée. On doit aussi chercher à
mieux comprendre ce qui jusque-là, expliquerait l’évolution apparemment
atypique de la courbe épidémiologique en Haïti. Ce qui serait similaire à ce
qu’on peut aussi observer dans bon nombre de pays en Afrique surtout. Cette
observation est d’autant plus pertinente quand on continue à constater que
contrairement à nos voisins et pour des raisons socio-économiques, politiques
et même culturelles les mesures barrières conventionnelles, de distanciation sociale
et de confinement ne sont guère en application en Haïti.
Sachant
que les deux républiques de l’île Hispaniola ont à peu près la même population
de 11 millions d’habitants mais avec une densité deux fois plus pour Haïti, en
comparant quelques domaines de notre système sanitaire avec ceux de nos
voisinsde l’île on peut mieux comprendre qu’il y a lieu effectivement de
s’inquiéter sur la capacité de notre pays à gérer la présente crise sanitaire
et ses potentielles conséquences désastreuses à venir. Le Dr Paul Farmer, de
renommée internationale dans le monde de la santé publique et co-fondateur de
Partners In Heath (Zanmi Lasante en Haïti) pour décrire la capacité d’un pays à
répondre aux besoins de santé de sa population, et répondre aux crises
sanitaires, présente généralement les composantes des systèmes sanitaires
efficaces en 4 S (en Anglais) : ''Staff'', ‘’Stuff’’, ''Space'' et
''systems''. Nous lui empruntons pour comparer la situation sanitaire des deux
républiques cette grille de 4 S :
''Staff'' :
se référant à l’ensemble du personnel médical, cette pandémie a peut-être fixé
de nouveau l’échelle des valeurs des professions pour montrer l’importance pour
chaque pays d’avoir des travailleurs de santé bien formés et bien rémunérés.
Pour cette composante la disparité entre Haïti et la République dominicaine est
parlante. D’après les données de l’OMS pour chaque 1,000 habitants en
République dominicaine il y a 1.6 médecins tandis qu’en Haïti il n’y en a que
0.2[iii]. Autrement dit, il y a 8 fois plus de médecins pour 1,000 habitants en
République Dominicaine qu’en Haïti. Cette pénurie est exacerbée par le fait que
la grande majorité de ces médecins sont concentrés dans la capitale et qu’un
grand nombre d’entre eux sont au chômage.
''Stuff
'' : pour parler du matériel et des équipements médicaux,
la Covid-19 a ouvert les yeux du monde sur l’importance vitale de la
disponibilité ponctuelle des biens médicaux pour chaque pays. Que ce soit de
simples Équipements de protection individuelle (EPI) comme les gants et les
masques ayant même occasionné plusieurs incidents diplomatiques entre des
États, ou des appareils plus importants comme les respirateurs artificiels.
Pour considérer seulement ces derniers et montrer la précarité d’Haïti dans ce
domaine, disons que la RD en disposait quand même d’environ d’un millier [iv]
contre seulement 60 en Haïti pour toute sa population de 11 millions.
''Space'' :
Infrastructure physique. Même les grands pays avec de grandes infrastructures
sanitaires ont été rudement mises à l’épreuve par cette pandémie au point de
devoir construire rapidement des espaces dédiés au soin des patients de
Covid-19. On peut citer l’exemple de la Chine qui a dû construire à Wuhan en
seulement 10 jours un hôpital de 1,000 lits. Dans ce domaine pour chaque 1,000
habitants en République dominicaine en dispose de 1.6 lit d’hôpitaux,
tandis qu’en Haïti on en dispose que de 0.7. Il y aurait donc environ deux fois
plus de lits d’hôpitaux en RD qu’en Haïti. Rappelons ici que l’un des
scénari des modèles de prédictions envisage qu’on aurait besoin d’au moins
de 9,000 lits additionnels rien que pour gérer les futurs patients de Covid-19.
''Systems'' :
systèmes de gestion du secteur santé. Pour la santé générale de la population
et pour sauver un maximum de vies lors des crises sanitaires de ce genre tout
pays doit avoir un système sanitaire bien planifié, organisé et financé
adéquatement. Selon les données de la Banque mondiale en Juin 2017, en RD les
dépenses publiques annuelles en santé étaient de 180 USD per capita contre
seulement 13 USD dans notre pays[v]– soit 14 fois moins en Haïti.
A la
lumière de ces différences flagrantes avec notre voisine le système sanitaire
haïtien présente de sérieuses inquiétudes quant à sa capacité à répondre
à la crise sanitaire en cours. D’ailleurs, on avait déjà vu avec
l’épidémie de choléra en 2010 ce que cette nette différence entre les systèmes
sanitaires en Haïti et la RD peut donner comme résultats Cette épidémie s’était
déclarée sur les deux territoires à environ un mois d’intervalle. Selon les
données de l’OPS de 2018 cette épidémie de choléra avait causé plus de 800,000
cas pour environ 10,000 décès en Haïti contre moins de 4,000 cas pour environ
500 décès en République voisine[vi].
Toutefois,
il reste intriguant de constater que malgré les problèmes de gouvernance,
l’inadaptation et le non-respect des mesures de distanciation sociale [vii], la
faiblesse du système de surveillance sanitaire avec une très faible capacité
pour tester et suivre les cas suspects et les cas contacts, les chiffres
officiels ne nous montrent pas jusque-là le niveau de catastrophe annoncé. Il
devient donc fascinant de présenter en face de ces composantes du système
sanitaire présenté en 4 S (Staff, Stuffs, Space, Systems) ce qu’on pourrait
appeler nos potentiels 5 S salvateurs (skin, soleil, système immunitaire,
stratification d’âge de la population, style de vie). En réalité, pour
chercher à comprendre la particularité étonnante de la courbe épidémiologique
de Covid-19 présentés par certains pays comme le nôtre des chercheurs à
travers le monde explorent actuellement, entre autres, 5 pistes de réflexions
que nous prenons plaisir à présenter avec ces cinq autres S :
''Skin'' :
se référant aux couleurs de la peau. Disons toute suite qu’il parait très
profane d’évoquer ce facteur qui ne saurait avoir aucun fondement biologique.
Toutefois, cette pandémie ayant débuté en Chine pour ensuite se propager
premièrement en Europe, puis en Amérique semble avoir au début complètement
épargné la vaste majorité du continent noir (Afrique). Sachant que ce continent
tout entier ne représente même pas jusque-là 2% du total des cas dans le monde.
Cependant aux USA on constate une prédominance disproportionnelle du nombre de
cas d’Afro-américains infectés représentant plus de 40% des cas confirmés
provenant de ce groupe dans plusieurs États [viii]. Les chercheurs pensent donc
que ces constats liés aux races cachent de préférence d’autres facteurs de
disparité socio-économique.
‘''Soleil'' : Ce
facteur pousse à étudier les effets des variations de la température par
saisons climatiques et par régions du globe sur la contagiosité du virus.
L’allure des courbes épidémiologiques de plusieurs pays des zones tropicales
comme en Afrique et en Haïti semble être bien plus clémente. Profanes et
chercheurs scientifiques sont alors en attente de voir les effets de la chaleur
et de l’humidité de cette saison printanière et de la période estivale à venir
en fin de juin sur l’évolution de la pandémie. Mais le suspens perdure quand
même quand on voit des pays comme le Brésil avec sa chaleur tropicale amazonienne
parmi les cinq pays les plus touchés.
Système
immunitaire : sur ce point aussi le SARS-CoV-2 n’a pas encore révélé tous
ses secrets aux scientifiques du monde entier. Des investigations sont en cours
pour étudier la clémence de ce coronavirus à l’égard de la grande majorité
des enfants. Par ailleurs, dès les premiers mois de cette pandémie les pays,
comme le nôtre, ayant au niveau national une politique de couverture de vaccins
contre la tuberculose avec le Bacille Calmette-Guérin (BCG) ont intrigué des
chercheurs par le fait que la majorité d’entre eux semblent afficher sur le
temps des statistiques relativement très basses. Des études sont en cours dans
plusieurs pays notamment en Australie, en Hollande et en Afrique du Sud pour
déterminer une possible corrélation [ix].
Stratification
d’âge : On constate en général que ce virus est beaucoup plus virulent et
létal chez les gens âgés, surtout que ces derniers tendent à présenter des
comorbidités. Sur ce point, comparés aux nations européennes qui dans
l’ensemble présentent un âge médian de 43 ans[x], les pays africains avec un
âge médian variant entre 15 et 20 ans pour la plupart [xi] et Haïti (âge médian
de 23 ans)[xii] présentent une pyramide d’âge à prédominance jeune. Ce qui
contribuerait aussi à expliquer la différence en faveur de ces dernières
populations.
Style
de vie : Des scientifiques commencent à comprendre que ce dernier S ne
saurait être négligé. Les observations scientifiques portent à croire que le
style de vie à l’extérieur de certains pays comme en Haïti, où la majorité des
gens passent leur temps en plein air, avec la majorité des maisons non
climatisées mais avec des fenêtres le plus souvent ouvertes, pourrait
influencer la dynamique de la transmission du virus dans ces populations.
Malgré
toutes ces considérations si les chiffres ne paraissent pas encore aussi
alarmants qu’on s’attendait déjà en cette période en Haïti on doit se demander
si ce n’est pas parce que le virus nous joue des tours et des ruses tout en
nous donnant la chance de nous préparer. Cette évolution peut bien être
atypique sans pour autant dire qu’on soit déjà sorti de l’auberge. On voit des
scenarios similaires dans certains pays comme la Russie où la pandémie a pris
du temps de se répandre. D’autant plus que ces derniers jours surtout avec le
retour de milliers d’Haïtiens en provenance de la république voisine et de
dizaines d’autres expulsés des États-Unis d’Amérique, on constate que le nombre
de cas confirmés a rapidement doublé en Haïti avec une transmission communautaire
qui commencent à prendre une vitesse inquiétante. Une inquiétude encore plus
justifiée quand on sait que les comorbidités à craindre comme le diabète et
l’hypertension artérielle ont une haute prévalence dans notre population. En
cette 9e semaine épidémiologique pour le pays, on veut croire qu’il est tard
mais n’est pas encore trop tard pour chercher réellement à prioriser le secteur
santé et mobiliser les ressources vers des dépenses essentielles afin de
prendre des dispositions plus concrètes pour préparer la réponse sanitaire. Par
l’occasion on doit chercher à planifier le système d’assistance sociale pour
substantiellement supporter les plus vulnérables de notre population la plus
pauvre de l’hémisphère occidentale. C’est également le moment pour appliquer
des décisions économiques stratégiques et ne pas seulement attendre la manne
des promesses des bailleurs de fonds internationaux. Par exemple, avec le prix
du baril de pétrole nettement en baisse sur le marché international, l’Etat
n’ayant presque plus à subventionner de son budget le carburant devrait
rediriger ces fonds vers les activités de ces secteurs sanitaires et sociaux.
Il devrait en être de même pour les fonds dépensés dans les carnavals, la
balance des fonds non utilisés avec l’absence des deux tiers non encore
renouvelés au Parlement. Il faudrait aussi rationaliser nos maigres ressources
en diminuant substantiellement les dépenses de fonctionnement de l’État et en
étant beaucoup plus sévère avec ceux qui les détournent à leur profit. Mais
beaucoup plus important encore est qu’on devrait intelligemment percevoir le
contexte de la pandémie non pas comme une fatalité mais comme une opportunité à
saisir. Avec 49,3% de la population souffrant déjà de malnutrition dans le
pays, en plus de renforcer le secteur santé c’est aussi l’occasion de
réellement mobiliser les ressources pour relancer le secteur agricole et
permettre à la nation de pouvoir manger à sa faim à partir des denrées
produites majoritairement au niveau local. Ainsi on réduirait sur le long terme
nos importations et l’inflation qui va en augmentant depuis déjà des décennies.
Si
effectivement les cinq S dits potentiellement ''Salvateurs'' ne font que
retarder les hostilités, on devrait profiter amplement du court délai que nous
donne encore cette pandémie pour limiter ses futurs dégâts majeurs. Mais si par
chance ses 5 S s’avéreraient assez cléments pour nous épargner considérablement
malgré le constat accablant des quatre S du système sanitaire on devrait
prendre leçon de la présente vague de cette pandémie pour préparer ou bien son
éventuelle seconde vague, ou tout autre future crise sanitaire locale ou
mondiale. D’ailleurs, pour les dirigeants et pour la classe aisée de notre pays
la plus grande leçon à tirer de cette pandémie est traduite par ce slogan
ironique que le peuple prend plaisir à répéter : ''Touse la, mouri
la'' (toussez chez vous et mourrez chez vous). Un slogan pour
exprimer qu’il ne sera pas toujours possible de se prodiguer des soins de
routine ou d’urgence à l’extérieur, et qu’il est de l’intérêt de tous
d’investir dans un système sanitaire pouvant adéquatement répondre aux besoins
de santé de routine et aux crises sanitaires de la population tout entière.
Pour être réaliste et sans vouloir être prophète de malheur, il va sans dire
qu’il y aura encore des crises sanitaires du genre. Pour nous Haïtiens la
question est à quand sera la prochaine et surtout dans quel état celle-ci va
retrouver notre système de santé et notre état général quand elle s’abattra sur
notre ''Ayiti Toma ?
[i]https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019?gclid=Cj0KCQjw-_j1BRDkARIsAJcfmTE9gyjZu_-e2senpLy7v3cVn4ewfYGnUn-Uh5_Ol14bpvHBT_tHpcYaAhfNEALw_wcB
[ii]http://digepisalud.gob.do/
[iii]https://data.worldbank.org/indicator/SH.MED.BEDS.ZS
[iv]https://dominicantoday.com/dr/local/2020/03/25/the-country-conducts-300-covid-19-tests-daily-has-500-ventilators/
[v]https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2017/06/26/haiti-new-world-bank-report-calls-for-increased-health-budget-and-better-spending-to-save-lives
[vi]https://www.paho.org/hq/index.php?option=com_docman&view=download&category_slug=cholera-2219&alias=46635-11-october-2018-cholera-epidemiological-update&Itemid=270&lang=en
[vii]https://lenouvelliste.com/article/215676/diagnostic-et-pronostic-dune-surinfection-de-covid-19-sur-les-plaies-socio-economiques-graves-et-chroniques-dhaiti
[viii]https://www.theguardian.com/world/2020/apr/25/coronavirus-racial-disparities-african-americans
[ix]https://www.gavi.org/vaccineswork/covid-19-news-brief
[x]https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/DDN-20191105-1
[xi]https://atlasocio.com/classements/demographie/age/classement-etats-par-age-median-afrique.php
[xii]https://fr.statista.com/statistiques/787647/age-median-de-la-population-haiti/
Auteur:
J. Gregory JEROME, MD, MPH
-Email: graije@hotmail.com
-Skype:
jjgregory
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